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Cinématographie, art du non-visible.

Il y a quelques années, travailler avec Serge Lutens a complètement bouleversé la manière dont j’envisageais mon travail. En un jour, l’étalonnage cinématographique est passé d’un travail du visible à un art du caché. Difficile de s’extraire d’années de formatage technique qui impose de tout voir, ou d’envisager l’image comme un objet plastique contraint. Et pourtant, cette rencontre a ouvert un pan de recherche personnelle ; celui de l’importance du non-visible dans nos images.

Un beau matin de 2016, je reçois au studio, non sans nervosité, un homme dont l’élégance et le talent me fascinent. Lui n’est pas que parfumeur, il est aussi photographe et cinéaste, designer. Artiste complet en somme mais discret, dont la production est aussi restreinte que pointue. Dès les premières minutes de travail, l’exigence de Serge Lutens, assis à mes côtés dans une salle plongée dans le noir, s’exprime pars une voix chaude. Elle a complètement renversé mon approche de l’étalonnage. Habitué jusqu’ici à reconnaître sous chaque pixel des effets de sous-échantillonnage, de compression, de quantification ; mon travail s’attachait surtout à sculpter l’image. Je pensais lui donner beauté et sens dans des ensembles plastiques constitués de multiples plans qui dialoguent entre eux. Mais en un jour, et grâce à lui, l’étalonnage est passé d’un travail sur le visible à un art du non-visible.

Les caméras captent aujourd’hui toujours plus d’informations. Leur définition, leur résolution, leur sensibilité, leur gamut atteignent des sommets dans des appareils toujours plus compacts et légers. Mais il appartient à l’étalonneur, de la même manière d’un monteur, de sélectionner ce qui est pertinent au sein de cette quantité phénoménale d’informations. Et il ne s’agit pas de sélectionner ce qui fait sens. Tout peut faire sens. Il s’agit de sélectionner ce qui fait le bon sens ; de l’isoler et de couper ce qui peut perturber sa réception.

Pour cela, on simplifie les palettes colorimétriques, on remet un peu d’ombre, on vignette, on lisse même les visages pour faire ressortir le regard. A bien des égards, l’étalonnage est donc un art du moins et du non-visible. Ce qui n’empêche ni la richesse, ni la sublimation. Bien au contraire. Même les productions les plus baroques, comme on les retrouve particulièrement dans le cinéma italien de Fellini ou plus récemment chez Sorrentino (dans un duo fabuleux avec Luca Bigazzi !), savent jouer de ce qui n’est pas vu mais qui demeure au milieu d’un amas d’artifices.

Rien de bien révolutionnaire là dedans. Les nombreux travaux en sémiotique ont toujours été dans cette direction. Le montage, après tout, c’est créer des liens à partir de sens qui sont déjà extérieurs à l’image. Sans se lancer dans une relecture de Barthes et de Deleuze, la simple évocation de l’expérience de Koulechov suffit à s’en rendre compte. Le sens est un apport du spectateur qui comble un invisible. Cependant, ce que l’on admet facilement pour le montage, l’est moins pour l’étalonnage. L’approche est technique, sous la direction du directeur de la photographie, et souvent vu comme l’enchaînement de corrections plastiques pour un ensemble de plans constants. Le nom même de la pratique « étalonnage » sous-entend cette approche harmonisante. Elle est directement issue des premières heures du numérique. Corriger la balance des blancs, le contraste, la teinte. Chacun sait aujourd’hui pourtant que la pratique ne se restreint plus à ça.

La distinction anglo-saxonne entre color correction et color grading tire un trait net entre ce qui relève de l’étalonnage et de la stylisation. D’une part, on a une harmonisation destinée à une diffusion normée. D’autre part, un travail plastique beaucoup plus axée sur le sens et l’émotion, notamment grâce à des normes de diffusions qui permettent des manipulations plus larges. Or à l’heure justement où les technologies de captation permettent à tout un chacun de travailler sur des grands espaces colorimétriques avec des quantifications acceptables, la notion même d’étalonnage semble essentiellement restrictive. Même les programmes de flux sont, avec plus ou moins de succès, de plus en plus stylisés.

Pourtant, la tradition audiovisuelle française s’est toujours voulue (sur)naturaliste. Elle met bruyamment tout en lumière, là où les anglais (pour ne citer qu’eux) acceptent volontiers des interviews et des talk-show plus tamisés. La sémiotique, encore elle, y voit l’évocation de la transparence et du pouvoir révélateur des images. La vérité mise à nue en somme, de préférence en direct. Notre triste actualité, le développement rapide des théories du complot (souvent enfantés par la circulation d’images), l’utilisation d’Internet, pointent toutefois les limites de cette stratégie de communication. L’image fait désormais partie de notre quotidien et rares sont ceux qui lui disent candidement « Amen ».

Styliser les images, c’est donc accepter de les sortir du réel pour les placer dans un nouvel espace-temps. C’est transformer l’information en récit. Et dans chaque récit, il convient de savoir ce que l’on met en avant et ce que l’on laisse caché à un moment donné. C’est ce que l’on appelle l’intrigue et qui demeure un mécanisme principal de captation de l’attention du spectateur. Elle invite à cacher des éléments, à les dévoiler ponctuellement et à entamer une réflexion sur la continuité du métrage. Cette approche, quand elle est menée, permet d’éviter des non-sens chronophages (préserver à tout prix le détail des cheveux, sursaturer les peaux, mettre trop de bleu dans les ombres…). Et d’ouvrir un véritable champ de réflexion passionnant.

Mes recherches m’ont poussé vers la littérature japonaise et l’architecture scandinaves et les intérieurs méditerranéens. On y découvre notamment l’importance de ce que l’on ne voit pas. S’y trouve deux concepts : l’invisible et le non-visible. L’invisible est l’immanence que l’on ne peut pas voir. Le non-visible est ce que l’on ne voit pas mais qui murmure. C’est un coin de rue dans l’ombre d’où peut surgir la menace. Un visage dissimulé sous un foulard. L’absence d’un cadre sur un mur. Autant d’exemples qui se retrouvent dans ces trois cultures ; qui savent jouer avec science des ombres et de la lumière, de ce qui est affiché et ce qui est masqué.

On se rend alors compte que l’émotion naît bien souvent dans ce qui n’est pas ou plus visible. Les japonais utilisent d’ailleurs le terme de yojō que l’on pourrait traduire par « écho sentimental ». De la même manière qu’un dialoguiste connaît le potentiel sentimental du silence, les coloristes doivent pleinement se saisir du potentiel sentimental du non-visible. Il y a bien longtemps que la pratique n’est plus une « simple » question de colorimétrie. Les directeurs de la photographie savent désormais jouer avec talent du minimalisme, du fog, de la silhouette. Réfléchir à ce que l’on masque, c’est sortir enfin du métier d’étalonneur pour aller vers celui du coloriste…

… Et contribuer de manière conséquente à l’intrigue du récit.

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