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Ce que disent nos mots : l’intimité dans nos communications

Cet article est un brouillon largement imparfait écrit à la vite à destination des communautés LGBTQIA+ . Il vise à poser quelques bases sur la manière dont nous investissons l’espace public communicationnel en revendiquant la reconnaissance de notre identité intime. Cela passe notamment par un soucis sémantique très prononcé qui trahit en réalité un propre sentiment de dépossession. Il s’intègre dans le travail que j’ai entamé avec Métamorphoses dans lequel j’effectue une introduction aux sexualités de l’image.


Dans l’esthétique fétichiste, SM et porno chic, les mots « masques », « contraintes » voire « confinement » portent un potentiel érotique assez fort. Avec la situation sanitaire, ce sont des mots que l’on ne souhaite plus entendre dans l’intimité. Ils appartiennent à une altérité menaçant qui se situe à l’extérieur du foyer. Pourtant dans l’univers fétichiste construit sur des codes et des symboles très forts, ils sont aussi et surtout les marqueurs assumé d’une « déviance ». Indépendamment des sensations auxquelles ils renvoient, ils sont une manière de se poser en une contre-norme, une libération des attentes de la société. La poésie de cet univers tient justement dans ce paradoxe entre le sens du mot, son herméneutique et la sensation de libération intime que leur matérialité procure. Se contraindre pour se libérer ; c’est une pensée similaire qui est au fondement de grands mouvements spirituels comme l’école de Shaolin ou la règle de Saint-Benoît.

L’importance particulière du verbe dans les cultures fétichistes SM n’est sans doute plus à prouver. Le simple « Good girl/good boy », ou l’attribution de titres hiérarchiques pompeux, sont deux exemples qui montrent qu’il s’agit d’un groupe de sexualités très littéraire. La désignation verbale d’objet de transition fétichiste suffit à lui-même par représentation mentale à faire naître le désir chez certains praticiens. Le vocable est donc tout aussi important que l’objet, réinvesti dans des pratiques d’entretien du désir (teasing). Vocable qui appartient au cercle intime. L’irruption soudaine d’une gouvernance extérieure à ce cercle assénant le « port du masque », le « confinement » et la « limitation », a dans une certain mesure dépossédé la communauté BDSM d’un champ qui lui était propre… et qui lui permettait de revendiquer sa propre altérité face à la société.

Prendre l’exemple des cultures fétichistes et BDSM, c’est montrer que non seulement nos intimités sont globalement des modes de communication également verbales (en tout cas plus qu’à priori présupposé) ; mais qu’elles sont surtout aujourd’hui utilisées comme support d’existence publique, voire politique ; pré-structuré bien souvent en ligne, et produisant tout un champ lexical parfaitement normé par un groupe social déterminé.

Revendiquer son altérité, l’assumer parfois jusqu’à outrance, c’est engager un processus de réappropriation. Car nos sexualités contemporaines entretiennent une tension entre la possession et la dépossession. Elle peut être évidente dans les rapports de Domination/soumission. Pourtant, il n’y a ni « déviance » en cela. Les deux termes ne s’opposent pas. Ils se complètent dans un équilibre qui doit être cultivé. Et c’est en cela que nous devons être attentifs et soigneux aux dimensions psychologiques et verbales que nous investissons dans nos sexualités.

Un exemple de l’articulation entre intimité/possession/verbal se trouve dans les plateformes de rencontres en ligne. Une grande partie de leur structure exploite le sentiment de dépossession. C’est en choisissant avec soin une ou plusieurs photos, produisant un ensemble sémiotique ; en choisissant patiemment les mots et les émojis qui vont faire mouche ; en réfléchissant en bon publiciste, que nous retrouvons un peu de contrôle sur notre intimité particulièrement quand nous sommes en situation vulnérable. C’est d’ailleurs ce qui explique en partie le boom d’inscriptions pendant le confinement, alors que les rencontres IRL, elles, étaient diminuées de 90%. Comme une volonté de garder l’emprise sur la désirabilité d’un corps menacé par la maladie.

D’une autre manière, adopter le vocable d’une communauté, en parallèle de ses codes vestimentaires ou modes de pensées, est également une manière d’asseoir une forme de contrôle métaphysique. Qui suis-je intimement dans un monde multi-sociétal largement inconstant ? La recherche de modèles, de théories, convoquées par des podcasts, des chroniques, des ouvrages participe à la définition de soi et permet de se situer dans un taxon stéréotypé au sein de l’humanité. C’est par la parole que l’on rentre dans un groupe et c’est par celle-ci que l’on peut désormais exister au regard de l’autre. La connaissance de son intimité est en effet un prétexte bienvenu pour réinvestir le débat public, dont le désenchantement des deux dernières décades a cultivé le sentiment de découragement citoyen. Comment parler des besoins de sociétés sans connaître son intimité et la proposer aux autres ?

Cette lecture ne porte aucun jugement et n’annihile pas celle du plaisir, de la confiance, des luttes sociales, des violences physiques ou psychologiques sexuelles. La séduction est d’ailleurs une forme de plaisir sexuel contrôlé qui participe à l’évènement recherché dans nos sexualités. L’expression des intimités dans le débat public est une perspective salvatrice des démocraties. Mais pointons ici que la contrainte, particulièrement linguistique, dans le cadre de nos sexualités répond bien souvent à une angoisse psychologique liée au sentiment compréhensible d’incertitude et de dépossession quotidienne. Or quand la vigilance linguistique est surinvestie dans la sphère extra-communautaire, elle n’est plus langage mais oppression. Rappelons que la contrainte comme pratique est une discipline, la contrainte comme norme est une oppression.

L’oppression vient de tous les camps lorsqu’ils ne font pas preuve de vigilance. Interdire comme imposer relève de l’oppression. Et la polarisation lugubre de la société vient justement de notre obsession à figer le langage dans des représentations et à commenter à la virgule près la moindre déclaration sans aucune ouverture. A quel moment « cisgenre » et « hétéro » peuvent-ils par exemple devenir des marques de mépris, dans des discours portant sur la tolérance et l’inclusion ?

Mais dans ces situations, porter son regard au delà des lignes aide à une meilleure compréhension. Certes « la langue ne ment pas », particulièrement dans le champ politique. Mais dans nos relations individuelles et en matière d’intimité, le mot ne dépasse en réalité que rarement la pensée. Elle peine au contraire à lui rendre honneur. Le langage reste un code qui ne peut restituer spontanément toute la belle complexité et les merveilleux paradoxes des individus. Or c’est justement parce qu’il existe une part d’incompréhensible, de contradiction, de mystères et d’imperfection que l’on aime et que l’on désire. Aller au delà du langage, c’est justement aller à la rencontre de cette incertitude et de conquérir sa liberté.

On entend souvent que nous sommes dans une ère de communication. J’ai la conviction que c’est particulièrement faux. Nous sommes en réalité bien souvent dans l’interaction et l’incommunication. Les crises abîment la plasticité du langage. On peine désormais à dissiper les malentendus qui permettent de créer la négociation et la paix. Une communauté qui questionne ses modes de communication sans les contraindre prend le chemin de l’harmonie. Aller sciemment au delà du langage est une manière heureuse de cultiver notre tension intime entre dépossession et empowerement.

Nos intimités, nos sexualités méritent plus de libertés que celles d’un code langagier.